Née des invendus des retours de pêche, devenue spécialité culinaire traditionnelle et institutionnelle de la Provence méditerranéenne, la bouillabaisse n’est pas une vulgaire soupe de poisson.
Avec ses venimeuses épines, la rascasse constitue, de l’avis des amateurs, « la charnière ouvrière » de toutes les bouillabaisses dignes de ce nom ! Il ne me surprendrait d’ailleurs aucunement de découvrir un beau matin que cette aquatique bestiole a été inventée à seule fin de magnifier ce plat. La saveur iodée de ce scorpaenidé à large bouche et l’abondance de gélatine que renferment ses chairs conviennent à merveille à la « soupe d’or » que vantait Curnonsky.
Je me garderai, en revanche, de m’immiscer dans l’homérique querelle des ports méditerranéens, plusieurs revendiquant la paternité de ce mets. Si j’ai subi de forts méchants apprêts -tout juste relevés de curcuma des Indes-, je concède avoir dégusté sur la Canebière, autour du Vieux-Port et plus encore dans le vallon des Auffes, de succulentes bouillabaisses, rondement préparées dans le fameux garibaldi, cette casserole se rétrécissant vers le bas, pour s’insérer parfaitement dans les antiques fourneaux !
C’est un plat de pêcheurs. De retour au port, ces fiers gaillards s’efforçant de survivre sur leurs pauvres rafiots jetaient au chaudron ce qu'ils ne pourraient vendre, en couvrant d’eau de mer. Le succès dépend de la fraîcheur et nécessite diversité d’espèces, quatre au minimum, à choisir dans une longue liste. J'ai nommé la rascasse. Mais j’affectionne le saint-pierre, tout hérissé de dards, le rouquier, en robe multicolore, la girelle, rayée de pourpre et d'azur. Je ne dédaigne point la vieille, le congre qualifié de fielas, la baudroie, la vive et puis le loup, la murène, le chapon. Pourquoi pas merlan, dorade et galinette... Moules et langoustines ne sont jamais conviées. Et pas davantage la langouste et le homard. Trop riches...
Bon feu, eau pure, tomates, ail et oignons, thym, laurier, sel, poivre, safran et excellente huile d’olive, il n’en faut guère plus pour mériter les éloges de Théodore de Banville affirmant : « Une bouillabaisse réussie vaut un sonnet sans défaut ! »
Au préalable, apprêtez vos poissons. On les écaille, on les vide, on leur coupe les nageoires et la queue, les gros étant débités en tronçons.
Dussé-je subir les foudres de ces gargotiers plus enclins à satisfaire leur bourse que les mandibules de leurs clients, j’insiste sur le court-bouillon, enrichi d’un cruchon de vin blanc, aussi sec que parfumé. Préparez-le à l'instant. Avec têtes, étrilles, poireau, oignons, gousses d'ail, bouquet garni, pincée de safran et deux, trois grains de poivre. Petits frémissements. Une heure de cuisson, que l'on dit « au sourire ». Écumez de temps en temps. Vous pilez et passez dans un tamis bien fin. La marmitée embaume. Encore de l'extrait de tomate, un demi-verre d'huile d'olive, une branche de fenouil, qu’il ne déplaît nullement de remplacer par une bonne dose de pastis, et une poignée de pommes de terre ! Faites bouillir à nouveau.
Durant l'opération, les enfants de la mare nostrum ont mariné. Légèrement frottés de stigmates du crocus sativus et d'une goutte de citron, ils patientent avec filet d’huile. Dans le garibaldi, rangez-les, en plaçant dans le fond ceux qui ont la chair ferme exigeant quelques secondes de plus. Recouvrez du bouillon. Douze minutes à plein feu.
Attention au service ! On ne mélange pas tout, « ce n’est pas une soupe », comme le souligne fort justement l’ami Henri Deluy, ce poète marseillais, instituteur puis journaliste à La Marseillaise, ayant créé, avec le regretté Michel Germa, la Biennale internationale des poètes en Val-de-Marne. Pour ce grand moment d’émotion gustative qu’il se plaît à intituler « ragoût des calanques marseillaises » ne sachant « se passer de poissons de roche, de préférence pêchés à la ligne », vous présenterez d'un côté les diablotins des flots, qu’il sera élégant de découper devant vos invités, et le liquide de l’autre, sur un réchaud qui lui tient chaud.
Chacun va se servir, en faisant sa tambouille. En prenant à loisir des tranches de bon pain grillées et frottées d'ail. De grâce, n’oubliez pas la rouille, cette sorte de mayonnaise à l’ail plus ou moins relevée de safran ! Tout là-haut, les fondateurs de Massalia -le « a » devenant le « i »à l’arrivée des Romains- me sourient. En relevant leurs verres emplis d’un breuvage en robe blanche, un cassis ou peut-être un bandol, pourquoi pas le domaine Tempier, qu’adorait Jim Harrison !
Jacques Teyssier
La vie de Madeleine Riffaud est un hommage à la résistance sous toutes ses formes et en toutes circonstances. Le 2ème tome de ses mémoires en images est paru ! Editions Dupuis